Une brèche dans la digue des connaissances
La marche des idées procède d’une dialectique qui débute par une thèse, se poursuit par une antithèse pour finir par une synthèse, un processus que suit David Reich tout au long de son ouvrage Who we are and How we got here. Il étaye son raisonnement d’une profusion d’analyses et de recherches.
La connaissance est relative et dépend des informations disponibles sur le moment. Une analyse du point de vue de l’ADN mitochondriale n’offre pas la même vision de l’Histoire que du point de vue de l’ensemble du génome. L’ADN mitochondriale n’ouvre qu’une petite fenêtre sur la réalité de la lignée des ancêtres hominidés.
Les appellations comme dénisoviens ou néanderthaliens ne font pas l’unanimité. Certains auraient souhaité la création d’une nouvelle espèce homo pour l’hominidé de Denisova. D’autres débattent la question de savoir si le néanderthalien est un sous-goupe des Homo sapiens ou s’il fait partie de la famille élargie des hominidés de Denisova ou s’il représente une espèce distincte. Deux paramètres sont pris en compte pour parvenir à une décision : si les ancêtres ont réussi à procréer même s’il s’agit d’une progéniture hybride stérile ou peu fertile et si la forme des squelettes est identique. Par exemple, nous ne possédons pas de données suffisantes sur l’hominidé de Denisova. Les dents que nous avons à notre disposition rappellent les énormes molaires des australopithèques, mangeurs de plantes, comme Lucy.
D’après les études réalisées sur une variété d’espèces à travers le royaume animal, on sait que la progéniture de deux populations séparées est affectée après une longue période donnée par une fertilité réduite. Ainsi il en a été des hybrides néanderthaliens et humains. Leur hybridation pose la question de savoir si elle s’est aussi produite entre d’autres humains archaïques. Il y a 200 mutations dans l’ADN mitochondriale qui séparent les néanderthaliens des hommes d’aujourd’hui et 400 mutations différentes d'avec les dénisoviens. Vu le rythme auquel ces mutations se produisent, on estime que la séparation entre humains modernes et dénisoviens a eu lieu il y a 800 000 à un million d’années.
Une autre étude a révélé que soit les humains soit les chimpanzés dérivent d’une ancienne hybridation et qu’une longue période d’échanges génétiques a suivi la différentiation des populations humaines et chimpanzés à la différence de la séparation brutale il y a un à deux millions d’années entre chimpanzés et bonobos, résultat d’un changement climatique soudain qui forma le fleuve du Congo. Si Svante Pääbo a réussi à déceler moins de 4% de l’ADN du primate dans le génome néanderthalien, il est à près de 70% dans l’ADN du dénisovien.
Dénisoviens et néanderthaliens sont plus proches l’un de l’autre que de l’Homo sapiens au vu de l’ensemble de son génome et pas seulement de l’ADN mitochondriale. On estime la séparation entre, d’une part, leur ancêtre commun et, d’autre part, les Homo sapiens entre 770 000 et 550 000 ans alors que la séparation entre dénisoviens et néanderthaliens aurait eu lieu entre 470 000 et 380 000, ce qui est, contre toute attente, proche de l’estimation basée sur l’ADN mitochondriale qui a déterminé que néanderthaliens et humains se seraient séparés entre 470 000 et 360 000 ans.
Une étude de l’ensemble du génome du dénisovien a permis de conclure qu’il était génétiquement plus proche des aborigènes de Nouvelle-Guinée que de toute autre population d’Eurasie, ce qui laisse suggérer que les ancêtres des néo-guinéens se sont mêlés aux dénisoviens. On se demande comment les anciens habitants de Sibérie et les ancêtres de l’île de la Nouvelle-Guinée se sont retrouvés pour procréer.
Cela me rappelle une autre étude mentionnée en 2015 dans un précédent article sur la traversée, il y a au moins 15 000 ans, de l'isthme de Béring par une population d'ancêtres lointains des hommes originaires d’Asie australe.
L’étude du génome des néo-guinéens confirme que cette part dénisovienne de l’ordre de 3 à 6% est en moyenne plus récente que la part néanderthalienne de l’ordre de 2% soit entre 59 000 et 44 000 ans, ce qui constitue la part archaïque la plus importante chez un être humain aujourd’hui. C’est aux Philippines, en Australie et en Nouvelle-Guinée que se retrouvent les plus importantes empreintes génétiques de l’hominidé de Denisova notamment à l’est de la ligne de Huxley qui marque une coupure nette entre mammifères et marsupiaux, ligne géographique impénétrable qui a forcé l’isolement des populations ancestrales. Cependant ni les aborigènes des îles Andaman et de la péninsule malaise ni les morceaux de squelette trouvés près de Pékin dans la grotte de Tianyuan ne présentent le même héritage génétique. La part dénisovienne chez les asiatiques de l’est est entre 0.2 à 0.6. Par exemple, ce que l’on nomme les gènes tibétains de l’altitude sont l’héritage génétique transmis par les dénisoviens.
On estime que la séparation entre, d’une part, aborigènes néoguinéens et australiens et, d’autre part, hominidés sibériens de Denisova a eu lieu entre 400 000 et 280 000 ans, ce qui suggère la possibilité de plusieurs branches d’hominidés de Denisova, dont l’une aurait migré vers le nord. David Reich donne à l’autre branche le nom de « australo-dénisovienne ». Il faut rappeler là aussi un article publié en 2017 sur les conclusions d’une autre étude, selon lesquelles tous les aborigènes d’Australie descendent d’une population fondatrice unique arrivée lors d’une vague de migration unique il y a 50 000 ans. Le niveau des eaux était si bas que l’Australie et la Nouvelle-Guinée formaient un seul continent. Les humains ont migré d’Asie du Sud-est jusqu’à cette masse de terre continentale, certains s’installant dans ce qui est aujourd’hui la Nouvelle-Guinée et d’autres plus loin jusqu’en Australie.
Dans ce brouillard des origines, quelle place avait l’Eurasie dont l’Europe n’est qu’une péninsule ? Les populations ancestrales dénisoviennes, néanderthaliennes et les Homo sapiens y vivaient-ils ? Descendaient-ils des Homo erectus ? Dans ce scénario, certains s’en sont peut-être retournés en Afrique pour fonder l’humanité moderne… La beauté d’un trou noir est qu’on se laisse à imaginer d’autres possibilités. L’Homo antecessor de Sima de los Hueros (Espagne) est un autre maillon de la chaîne, ancêtre des dénisoviens et des néanderthaliens. Johannes Krause a présenté une théorie selon laquelle une population d’ Homo sapiens a quitté l’Afrique il y a des centaines de milliers d’années pour se mêler aux hominidés de Sima de los Hueros. L’hypothèse la plus plausible est que l’ancêtre des humains modernes, des néanderthaliens et des dénisoviens est l’Homo heidelbergensis considéré à la fois comme une espèce d’Afrique et d’Eurasie. L’Homo heidelbergensis est plus proche des néanderthaliens que des dénosivaniens d’après les analyses sur l’ADN mitochondriale mais pas selon l’analyse de l’ensemble de son génome.
Le trou noir, ainsi nommé par David Reich, que représente la période entre cinq millions et un million d’années est peuplé d’humains superarchaïques et d’ancêtres fantômes des Homo sapiens, dénisoviens et néanderthaliens.