Les cerveaux de Boltzmann
J’ai écrit un jour que l’Univers est une symphonie de lumières et de sons joués sur le clavier du temps. Comme l’Univers, nous sommes dotés d’un clavier émotionnel, mais nous n’en jouons pas de la même manière. Concepts, mots et émotions se mélangent. Eux aussi ont une vie propre. La diversité génétique des séquoias fait naître dans mon esprit la métaphore visuelle d’une forêt de cerveaux ambulants. Le concept troublant de cerveaux désincarnés m’a ramené à cette analogie. Les « cerveaux de Boltzmann » sont des observateurs réduits au strict minimum : leur conscience.
Qu’est-ce qu’un cerveau, en fait ? Un outil intégré conceptuellement et causalement dans un état physique avec la capacité de ressentir et de s’adapter, une porte entre ce qui est et ce qui n’est pas. J’ai une autre image en tête : celle de cerveaux géants semblables à des céphalopodes propulsant leurs appendices dotés d’un sens de beauté et de complexité. Les cerveaux de Boltzmann pourraient être produits par paires à partir de photons et de gravitons, à condition que l'existence d'une particule graviton élémentaire soit à jamais vérifiée.
Si nous comprenons que les processus se déroulent en avant et en arrière dans le temps, les cerveaux de Boltzmann pourraient atteindre la conscience dans les deux sens et ressentir le flux du temps lorsqu'il avance et lorsqu'il s'inverse. Pour leur donner vie, nous n'aurions besoin que de sous-systèmes locaux qui se comportent de manière ergodique, et non de l'univers dans son ensemble.
Bien que l’existence de cerveaux de Boltzmann soit extrêmement improbable, cela ne la rend pas impossible. Ils peuvent habiter une partie de l’Univers tandis que nous, cerveaux ambulants, vivons dans une autre. Il peut y avoir un autres scénario: l’occurrence extrêmement rare de fluctuations aléatoires aurait-elle pu entraîner la formation d’un seul cerveau de Boltzmann qui aurait donné forme à toute la matière ?
Si, en fin de compte, l’Univers contenait en lui un cerveau avec des sillons et des crêtes où les signaux ricochent, on peut aussi se demander où se trouve le reste du corps. Si même l’idée la plus abstraite est associée à un degré de ressenti, et que sans cela, une idée n’a pas de résonance ni de sens, la manifestation organisée de la vie des ressentis aurait tout aussi bien pu aboutir à la formation d’un cœur de Boltzmann.
Faisons-nous, nous-mêmes, partie d’une réalité simulée ou sommes-nous nés d’une fluctuation de Boltzmann ? Nous nous attendrions alors à ce que non seulement les cerveaux de Boltzmann, les cœurs de Boltzmann, les galaxies de Boltzmann et, qui sait, les univers de Boltzmann finissent par fluctuer. Une telle suggestion nous mettrait sur un terrain encore plus instable.
Ce n’est pas très différent du malaise ressenti par les philosophes d’autrefois. Il y a bien longtemps, le philosophe chinois Zhuang Zi rêva qu’il était un papillon voletant (inutile de dire qu’un papillon me semble une meilleure alternative qu’un cerveau désincarné). Lorsqu’il se réveilla, il se sentit soudain perdu. Il ne savait plus s’il avait rêvé qu’il était un papillon, ou si un papillon avait rêvé qu’il était lui. Pour autant que nous le sachions, nous pourrions être des grenouilles en état méditatif, rêvant qu’elles sont des humains, cherchant des moyens de sauter et d’échapper à leur environnement inévitable.
Tout ce flux de temps que nous vivons et ces divers corps que nous ressentons, ces différentes pensées qui nous agitent, ne sont peut-être que des illusions. Nous croyons voir des espaces, des figures, des mouvements dans nos rêves. Qui sait si cette autre moitié de la vie où nous nous croyons éveillés, écrivait le philosophe français Blaise Pascal, n’est pas un autre sommeil un peu différent du premier, dont nous nous réveillons alors que nous avons l’impression de dormir ?
Si nous sommes autorisés à rêver que nous sommes des papillons et à vivre notre vie éveillée comme des êtres humains, je pense que nous sommes bien plus que notre physique. La matière dont nous sommes faits est une énergie cinétique non locale qui transcende les rêves et la réalité. En fin de compte, nous nous demandons si les étoiles, les galaxies et les filaments sont des représentations picturales d’un cerveau de Boltzmann ou des manifestations physiques qui ne présupposent pas l’existence d’un cerveau. À la base de tout cela se trouve la question fondamentale de l’ontologie quantique. Il semble plus probable que nos pensées fluctuent de manière aléatoire dans notre tête. Nous sommes des êtres théoriques quantiques, et non des observateurs physiques fluctuant de manière aléatoire.
Mon cerveau garde cachés, dans ses plis, des méta-motifs, des cercles et des lignes qui se meuvent poétiquement, des énigmes qui ne se prêtent pas à la raison, des bonds en avant et au-delà. Les cercles se contractent et s’élargissent. Ils régulent le flux de mes pensées, forment des serpents qui se mangent la queue, dessinant le début et la fin de l’Univers de Wheeler. À l’intérieur des cercles, la neige tombe dans l’éternité, rendant l’Univers plus silencieux. Les puits, eux aussi, sont des cercles qui ouvrent leur bouche dans les entrailles de la Terre. Qu’est-ce qu’une idée dont le temps est venu ? Ensō.