La conservation de l'être

Publié le par Catherine Toulsaly

La minuscule planète bleue sur laquelle nous nous trouvons, sillonnée de nuances de gris, se situe loin de la bande spatiotemporelle de violet mêlée de jaune, signe d’une explosion d’énergie. De là, le temps s’écoule à  la surface comme une rivière transportant des particules de l'état fantôme à celui de poussière. Les ondes montent et descendent. Ce sont des grains métaphysiques qui agissent comme des proto-volontés. Tandis que nous faisons l’expérience du monde réel à travers les océans bleus et les feuillage verts, nos esprits se connectent à la lumière blanche du Soleil. L’approche du Dévoilé annonçant les premières lumières se libérant des Ombres et de l’emprise du Néant rappelle les teintes omniprésentes saisies par Turner dans ses peintures. Il s’agit moins de la minutie des détails que de la couleur de la lumière elle-même.

Je n’ai pas beaucoup bougé de l'abysse. Alors que l’Aube cosmique se dresse comme les bordures de ce qui est là à observer, je me suis arrêtée où l’intervalle disparait, ni d’un côté ni de l’autre du point Janus, mais où l’obscurité précède et aucune direction n’a encore été décidée.

L’absence créée par le départ des bruants à gorge blanche a été comblée par les cris d’accouplement des grenouilles. La chute des fleurs de catalpa et les têtards dans l’étang ont signalé la fin du printemps, remplaçant la couche rose et violette sur le sol des fleurs de cerisier et de gainier. Mon essence éthérée s’infiltre à travers les intervalles qui s'évanouissent.

Ces intervalles sont des ressentis semblables à l'espace-temps, dépourvus de masse quantifiée ni format. Le temps les emporte avec lui. Nous pensons que si – comme dans la conception de Minkowski – l’espace en lui-même, et le temps en lui-même, sont condamnés à s’effacer dans de simples Ombres, alors seule l’union des deux peut préserver une réalité autonome.

Pourtant, les ressentis ont eux aussi une existence propre qui leur permet de s’élever et de s’affaiblir. À chaque point de contact, ils vont et viennent. C’est comme si un film déroulait une série de scènes au cours desquelles le temps tracerait sans fin les coordonnées spatiales de l’Histoire. Mais l’Histoire est une illusion selon laquelle le train du temps s’arrêtera et que chaque station se dresse sous le couvercle d’une hypersurface à quatre dimensions.

The Train of Time (Google Labs)

Mais la réalité a une portée limitée. Le problème avec l’information est qu’elle est contextuelle, en fonction des circonstances qui forment le cadre des faits survenus. Un support est nécessaire pour chaque transfert d’information – son, lumière ou énergie. Aucun message n’est reçu plus vite que la lumière bien qu'on observe de signaux plus rapides, notamment avec le jet GW170817 et le trou noir MAXI J1820+070.

L’information s'est dissipée quand les champs magnétiques primordiaux ont transféré une fraction significative de leur énergie pour générer l’Aube cosmique après l’alliance du temps et de l’espace qui a rassemblé des informations codées, au moins 10 000 à 100 000 fois plus dense que ce que nous en savons aujourd'hui. La perte d’information a donc impliqué la dispersion d'énergie et des champs magnétiques primordiaux. Elle a été aussi irréversible que le temps lui-même.

Une réalité à quatre dimensions se loge dans une géométrie pluridimensionelle. Le rétrécissement des dimensions supplémentaires, cryptées avec des informations en attente d’être délivrées, peut avoir permis le transfert de  l’entropie dans l’Univers à quatre dimensions , une possible résolution des problèmes de l'espace plat et de l’horizon cosmologique. L’entropie n’est pas seulement une probabilité de changement dans l'action ou de modification dans les arrangements divers ; elle fait référence au concept de concrescence et implique un lien avec le devenir.

Y-a-t-il alors un véritable état ontologique ? Gerard t’Hooft soutient que la « loi d’évolution est telle que, à tout moment, il sera toujours dans un état ontologique ». Quel que soit l’état initial d’où nous sommes partis et ce qui a été perdu avec l'écoulement du temps, « l’état dans le futur sera toujours ontologique ». Ce que nous avons ici, affirme-t-il, est une loi de conservation.

En géométrie, je vois la simplicité des formes et l'essence de leur beauté. Supposons, écrit Eddington, que « l’on nous demande de classer les éléments suivants en deux catégories – la distance, la masse, la force électrique, l’entropie, la beauté et la mélodie – l’entropie serait placée ensemble avec la beauté et la mélodie et non pas avec les trois premiers paramètres  », comme si l’entropie pouvait être perçue par les sens. Je comprendrais alors que la conservation de l’ontologie implique, en dépit des fluctuations des flots d’information universels, que l’entropie, la beauté et les sons sont préservés dans l’état ontologique.

Alors que l’entropie mesure le caractère aléatoire des choix en tant qu'ensemble de solutions choisies sans s'occuper de la nature particulière de ces choix, la beauté et les sons sont les propriétés qualitatives nécessaires pour que l’Univers puisse ressentir et être ressenti. Les sons peuvent avoir une nature transcendantale, en dehors des limites de notre réalité physique tridimensionnelle. Émergeant du domaine quantique, un son est provoqué par n’importe quel mouvement, quelle que soit sa longueur, même celui d’une étincelle intuitive dans l'esprit. La résonance à l’intérieur reflète les sons à l’extérieur. Il existe un champ sonore et le champ de la conscience est rempli de cette résonance. L’Univers, tel que je l’ai imaginé, est une symphonie de lumières et de sons joués sur le clavier du temps.

Keyboard of time (Google Labs)

Comment un Univers de dimension supérieure pourrait-il être révélé à partir d’une surface plane ? L’alliance entre le temps et l’espace semble déséquilibrée, avec des dimensions essentiellement de nature spatiale. Mais si à l’aube de toute chose, une sorte d’union du temps et de l’espace s’est formée, résultant en deux entités entrelacées ayant une signification indépendante, pourquoi alors l’espace serait-il la seule variété géométrique? Ne peut-on imaginer que les dimensions temporelles s'élargissent plutôt que les dimensions spatiales qui se rétréciraient, créant une autre dynamique de réduction dimensionnelle ? Voilà donc ce qu'est l'Univers quantique.

Ce n’est pas que les dimensions supérieures sont inexistantes. Elles peuvent être dépourvues des propriétés physiques que nous connaissons. Pour en avoir un aperçu, il faut effectuer un zoom avant et arrière, et ce faisant, ce qui en fait partie entre et sort de la conscience. Notre intérêt pour ce qui n’est pas là et pour la façon d’interpréter cette absence vient de ce que 95 % de l’Univers est invisible, constitué principalement d’énergie noire et de matière noire dissimulées. Le manque de proximité ne nous permet pas de voir les puits d’où apparaissent les particules.

Notre Univers est pris dans l’illusion d’une construction tridimensionnelle dont la porte de service est le temps. Au-delà des trois dimensions spatiales, c’est comme si elle contenait une série de grandes et petites structures géométriques, chacune s'ajoutant à la structure multiple. Les entités et leurs propriétés se révèlent au cours des processus physiques. Le temps dans toute sa variabilité est la constante universelle.

Il est paradoxal que quelque chose d’aussi insaisissable et intangible que l’état ontologique de l’Univers soit l’objet d’une loi de conservation, à condition que les états ontologiques nécessaires pour décrire l'univers microscopique diffèrent à bien des égards des lois classiques auxquelles nous sommes habitués, concède Gerard t’Hooft. Une loi de conservation détermine les superpositions quantiques qui ont carte blanche et celles qui ne l'ont pas. Si une forte corrélation entre les variables ontologiques, en raison de leur passé commun, contribue à la conservation de l’ontologie dans le futur, une boussole interne ou une sorte d'aimant externe attirant vers l’avant l’essence de la réalité pourrait-elle avoir la forme d’une suite de sons ordonnés selon les lois du rythme ? L'ontologie conserverait donc avec l'entropie autant beauté que mélodie.

 
Cette insaisissabilité se reflète dans les efforts humains. Du coup de dés de Mallarmé à l’Énigme de Scriabine, nous sommes pris dans les hachures entrecroisées du paysage universel, incapables de nous en échapper. Pour reprendre les mots d’Alexandre Scriabine, l’état ontologique de l’Univers peut être « terriblement fuyant et évasif, et dans cette insaisissabilité  », il y a de la beauté et une certaine coquetterie. On ne peut mettre la main dessus… Nous sommes liés au côté obscur, aux Ombres. Ce que nous avons appris à connaître sous le nom de matière baryonique se répand principalement dans le plasma et le gaz diffus du milieu intergalactique.
 
Et puis il y a nous sur cette minuscule planète bleue perdue au milieu de seulement dix pour cent de la matière baryonique issue des étoiles, confrontés à ce que nous observons et dotés de la capacité de rêver et de penser. Nous portons en nous les rêves qui seront peaufinés par ceux qui finiront leur exécution.
 
 
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article