Liberté, essence, existence

Publié le par Catherine Toulsaly

Lancer de dés au fond d'un naufrage (Google - Labs - Image FX)

Il se peut qu’un coup de dés n’abolisse jamais le hasard, mais depuis que le jeu infini a commencé, chaque fois que les dés sont lancés, ils donnent un coup de pouce, une direction et façonnent les choses à un niveau de spécification plus élevé. Ils fixent le cap comme, dans le cas de l’Univers, lorsque des contraintes sont imposées aux paramètres cosmologiques. Lorsque le silence cesse, le bruit devient plus clair, et s'accélère. Après l’hésitation des premiers instants, un grésillement qui accroît d'intensité  remplace l’intervalle qui disparaît.

L’Univers commence par préparer et agiter des paires de particules et d’antiparticules comme les poètes mélangent des idées dans leur tête. Et puis il lance les dés. Dans le chaos initial au gré des degrés de liberté intrinsèques, il y a potentiellement des Nombres uniques qui ne peuvent pas être autres et qui ont en eux scellé l'ajustement nécessaire des paramètres cosmologiques conduisant à l’existence d’un poète unique, auteur du récit singulier d’un lancer de dés du fond d'un naufrage.

L’Univers ressemble à un esprit libre qui tâte le terrain jusqu’à ce qu’il trouve sa voie et trace ainsi le cours de son destin inexploré. Au hasard des interactions des particules, des fusions d’objets célestes, de la multiplicité des faits survenus, le chemin sur lequel il se trouve s'ébranle. Qu’est-ce que l’Univers dans sa nature ultime et la plus simple ? La liberté est l’essence de son existence. Il faut reconnaître, écrivait Sartre, que la condition indispensable et fondamentale de toute action est la liberté de l’Être agissant. C’est la liberté d’un sensation diffuse d’être qui se répand à travers toutes choses.

Contre toute attente, ce n’est pas Mallarmé qui m’a amené à Londres: c’est l’âme de Longfellow dont j’ai senti la présence près du phare de Portland. Elle m’a guidé vers le cercle des poètes de l’abbaye de Westminster. Je suis passée devant le coin des savants où repose l'enveloppe mortelle de Stephen Hawking en méditant sur ce qu'il avait lui-même dit du lancer de dés.

Einstein utilisait souvent cette même expression pour exprimer que, selon lui, Dieu ne jouait certainement pas aux dés. Pour lui, l’Univers est absolument déterminé et ne saurait être intrinsèquement probabiliste. Mais comme le soulignait Stephen Hawking : « Non seulement Dieu joue aux dés, mais il nous embrouille parfois en les jetant là où on ne peut pas les voir. » Une autre façon de voir les choses serait de dire que notre manque de proximité ne nous permet pas de les apprécier à leur juste mesure – peut-être parce que ce que nous ne pouvons pas voir reste sous la surface, sans contact avec le monde extérieur.

De la surface d’une page à celle d’un tableau, pourquoi les naufrages dans des mers déchaînées captivent-ils l’esprit des poètes et des peintres ? Les paroles d’Einstein m’ont conduit au poème de Mallarmé qui se déroule comme une composition musicale, une représentation visuelle, une chorégraphie de danse. Les mots éparpillés sur des pages blanches, comme les étoiles dans le ciel, sont les débris d’un naufrage emporté, flottant au gré des vagues. Chaque mot et groupe de mots se répandent dans l’intemporalité, comme des faits survenus dans l'histoire universelle qui étofferaient la texture de la toile spatiotemporelle en empilant de-ci de-là la matière.

Je m’arrête un temps pour méditer sur la superficie de l'univers et sur la façon dont cette couche superficielle reflète la réalité. Gerard ’t Hooft soutient qu’il n’y a tout simplement pas plus de degrés de liberté dont on puisse parler que ces degrés discrets projetés sur la surface appelée 'frontière'. Pourtant, sur la surface d'une toile, J. M. W. Turner a fait se lever le Soleil à travers la vapeur. Il a peint la frontière floue des cieux et des eaux, l’écume de l’océan, le reflet des nuages ​​dans les vagues. L’art s’ouvre à l’infini. Mes yeux perçoivent le grouillement trépidant du dévoilement que mon être, dans ce qu'il a de plus profond, sens approcher.

What if museums were a place for those ghostly encounters? (Google - Labs - Image FX)

Au-delà des bavardages quotidiens les uns avec les autres, que se passerait-il si nos âmes pouvaient communiquer entre elles ? Et si les musées étaient le lieu de ces rencontres éthérées ? Quelle que soit l’intention des artistes, leurs œuvres déclenchent, et font surgir à la surface, ce qu’il y a de plus profond en eux. Le sens profond n’est pas la nature fragmentaire des faits dont la projection à la surface est ce que nous sommes à  même de voir. En arrière-plan, ils sont imbriqués les uns avec les autres, et se mélangent dans un tout éternel. Ils forment l’art prismatique de la création. Le lancer de dés au fond d'un naufrage met en lumière l'aspect simultané des faits qui surviennent.

En surface, on se demande si de pures coïncidences existent , c'est-à-dire une conjonction suprême de probabilités. L’Univers a débuté son éveil par un Big Bang et s’achèvera dans la nuit. Chaque fait se reflète l'un dans l’autre. Une existence informe et accidentelle, telle le frémissement d'un ouragan à la surface de l'eau, révèle la préexistence d'un processus par lequel ce qui n’est que virtuel se libère de la suspension temporelle dont il était prisonnier comme dans une peinture de Turner.

Certains croient qu’il n’existe qu’une seule réalité objective. Ce n’est pas qu'un secteur caché soit impensable, en raison de la perte d'information. C’est qu’il n’existe pas, niant ainsi la réalité probabiliste des degrés de liberté sous-jacents. Le hasard, disent-ils, est une vaine prétention. Et il y a aussi les adeptes pourtant réalistes de la pensée magique, qui imaginent ce qui se trouve au-delà de la frontière fantôme. Le hasard et le destin sont si étroitement liés à l’échelle universelle que nous sommes incapables de les séparer encore moins de dire de quel côté penche la balance de l’Univers.

Pour ces adeptes de la pensée magique, le hasard a trois propriétés. Il est réel, concret et éternel pour reprendre les termes de Quentin Meillassoux. Comment alors le hasard, et ses variations, peut-il bondir à la surface ? Comment peut-il sortir d'un état d'absence de sens à un état de sens intentionnel ? Dans un acte où le hasard accomplit sa propre raison d'être, en s'affirmant ou en se réfutant, écrivait Mallarmé, la négation et l'affirmation échouent devant l'Absurde dans le sens qu'elles l'impliquent à l'état latent tout en l'empêchant d'exister, ce qui permet à l'Infini d'être. Le hasard, dont la tangibilité se manifeste dans le lancer de dés, est à la fois Liberté, Essence et Existence. En d'autres termes, le hasard est absurde parce qu'il existe à  l'état latent, éternel en toile de fond, tout en n'existant pas. En se manifestant dans la réalité, il se mue en un produit de conditions nécessaires et préalables.

Bref dans un acte où le hasard est en jeu, c’est toujours le hasard qui accomplit sa propre Idée en s'affirmant ou se niant. Devant son existence la négation et l'affirmation viennent échouer. Il contient l'Absurde—l'implique, mais a l'état latent en l'empêche d'exister: ce qui permet à l'Infini d'être.

Stéphane Malarmé, Ignitur

Les concepts qui dansent en rond ont changé de place : Temps, Gravité, Espace. Liberté, Essence, Existence. J'imagine que sous la couche superficielle de la toile universelle, l'énergie noire ou quintessence, si elle devait exister,  serait diffuse et interagirait avec la matière ordinaire pour aboutir aux liens tissés entre un fait particulier comme le lancer de dés et les trois entités primordiales du Néant, de l’Univers Quantique et du Temps. Il se peut que l’existence – qu’elle soit celle d’une particule, d’une onde ou d’un dé – précède l’essence. Mais le Néant en est l’origine.

Sartre, qui pensait comme un sculpteur, visualisait l’espace négatif. Si la négation est la structure première de la transcendance, posait-il la question, que doit être la structure première de la réalité humaine pour qu’elle puisse transcender l’Univers ?

L’infini désordonné s'échappe au seuil du Néant. Sir Arthur Eddington écrivait que l’entropie universelle est la mesure du degré de désordre, variable aléatoire pouvant augmenter mais jamais diminuer. Mesurer l’entropie revient à mesurer le hasard. Si Dieu ne joue pas aux dés, je suppose qu’Il ​​sait, quant à lui, ce que signifie l’entropie.

Je quitte Turner Mon âme aspire à voyager vers Cleveland.

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