Là où séjourne la réalité
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Where reality lies - Consciousness and the Universe
I woke up from a deep slumber to Thoreau's words to front only the essential facts of life and see if I could not learn what it had to teach, and not when I came to die, discover that I had not ...
https://www.consciousnessanduniverse.com/2022/08/where-reality-lies.html
Je me suis éveillée d’un sommeil profond aux paroles de Thoreau qui m'enjoignent de ne me confronter qu'aux faits essentiels de la vie et de voir si je peux apprendre ce qu’elle a à m’enseigner, et de ne pas attendre de découvrir, quand je mourrai, que je n’ai pas vécu.
Si la réalité est le produit du temps et de l’évolution, pourquoi mon voyage en Zambie et dans la savane africaine m’a-t-il paru aussi réel ? On nous dit que tout est une question de perspective, que même la vue d’un arc-en-ciel est un phénomène optique vécu individuellement. Il n’existe pas de point d’observation unique d’où l’on peut voir la réalité.
À 480 kilomètres de Lusaka, les cascades transfrontalières de Mosi-oa-Tunya (Victoria), d’un kilomètre et demi de long, dévalent les parois verticales de roches basaltiques en chute libre. Tel un rideau d’eau, le fleuve Zambèze tombe brusquement sous l’effet de la gravité d’une hauteur vertigineuse. Les eaux retentissantes se précipitent comme si, selon la légende, l’esprit de Nyami Nyami, était toujours en colère contre la façon dont la population locale avait été déplacée et son débit régulé par la construction en amont en 1950 du barrage de Kariba.
Le projet hydroélectrique binational (BHES) en aval – mené par Power Construction Corporation of China et General Electric – risque de répéter l’histoire avec son impact annoncé sur l’environnement et les moyens de subsistance de la population locale dans un contexte de changement climatique.
Une photographie prise à bord de la Station spatiale internationale montre les profondes fissures à la surface de la Terre. Le fleuve Zambèze plonge à pic dans la limite spatiotemporelle de la ligne de faille d’où la vapeur brumeuse monte comme une écume blanche.
Les molécules d’eau serrées se frayent un chemin dans le courant. Le lit du fleuve se divise en une étendue de gorges abruptes en zigzag. La colonne de vapeur qui s’élève et les chutes rugissantes contrastent avec le fleuve apparemment lisse et tranquille qui gonfle avant les chutes en un plateau d’îles d’où les hippopotames grognent lorsque – j’imagine – un crocodile passe à leurs pieds palmés. Le long de la rive s’étend en amont un parc national beaucoup plus petit que celui du Sud de Luangwa. Il parvient cependant à garder en sécurité dix rhinocéros blancs.
Face aux chutes, une passerelle piétonne domine une bande riveraine que l'on traverse pour atteindre le tout dernier bout de terre zambien. J'avais le vertige en traversant le pont à 106 mètres au-dessus du sol. Aussi loin que mes yeux me permettaient de voir, l'horizon était obstrué par le nuage brumeux. Je ne pouvais distinguer l'autre extrémité de la ligne de faille à 1 km de là.
Là où réside la réalité, c’est le lieu de l’arc-en-ciel, un nom ancien cité par David Livingstone pour les chutes de Mosi-oa-Tunya. Le soleil s’est couché à ma gauche alors que je me trouvais face à une des extrémités de l’arc-en-ciel. L’arc multicolore se formait à mes pieds tandis qu'il s’étendait à l’opposé du soleil, du côté zambien. À un moment donné, il y avait un double arc-en-ciel, à peine perceptible. Les arcs-en-ciel prennent-ils forme des deux bords du rideau ? Espérant trouver un ordre dans ce que nous observons, je me demande si notre perspective est la même, tournée comme le temps dans une seule direction, à chaque point d'observation ou si elle varie librement.
Aurais-je pu voir un arc-en-ciel toucher la Terre à mes pieds si j’avais traversé la frontière avec le Zimbabwe et atteint la rive droite du fleuve ? Et si les observateurs se placent tous les 50 centimètres les uns des autres de l’autre côté des chutes, le dos tourné au Soleil, verront-ils tous la lumière frapper les gouttelettes d’eau et la réfraction des bulles d’air tridimensionnelles se briser et se former à répétition de la même manière que moi aussi je les ai vues ? Je me demande si, par des processus complexes, des eaux dansantes magnifiquement orchestrées se déploient ou s'il faut supposer leur caractère aléatoire.
La configuration de la ligne de faille renferme un système de faits causaux qui dépendent les uns des autres. Dans cet environnement topologique limité, baigné par la lumière du soir et assailli par des quantités macroscopiques d’eau, les arcs-en-ciel sont une fenêtre sur la collision microscopique des gouttelettes. Ils illustrent le fonctionnement de sous-systèmes. Les cascades en fumée qui grondent et forment des arcs-en-ciel consistent en un état d'équilibre local, faisant ce qu’elles sont censées faire et ce qui est attendu d’elles en cette soirée ordinaire de saison sèche.
Les fluctuations des chutes d’eau reflètent le glissement et la rotation des masses d’eau qui se produisent en permanence. C’est peut-être le nombre incommensurable de molécules d’eau se déplaçant toutes en même temps, localement et globalement, qui transmettent une image de symétries en mouvement. Leur distribution en superpositions décalées respecte la géométrie des parois abruptes et des canaux étroits. Des gouttelettes polyvalentes éclatent, se pulvérisent, roulent. Elles entrent et sortent d'un état d'existence, du néant à l'état d’être. Quel est leur degré de liberté ?
Alors qu’elles tombent du sol surélevé sous l’effet de la gravité, suivent-elles un chemin non déterministe ? La ligne de faille linéaire, comme s’il s’agissait d’un gouffre spatiotemporel, agit comme une ligne de contrôle pour l’écoulement des eaux. Chaque gouttelette sur un chemin temporel de courte durée devient la proie de la gravité. Au fil du temps, une chorégraphie de trous de ver, de vortex et de spirales créés par l’eau s’élevant et se tortillant me vient à l’esprit.
Peu de temps après mon retour à Lusaka, je me suis lancée dans une quête dans les centres commerciaux et les marchés à la recherche de Nyami Nyami, caché au fond d’un panier ou d’une vitrine. Cela m’a conduit au cimetière d’Aylmer May de l’époque coloniale à côté duquel se trouvent aujourd’hui les bureaux de deux des principales sociétés minières étrangères.
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À vrai dire, je vois le monde humain à travers le prisme de l’histoire. Le long des routes, les arbres centenaires gémissent, enchaînés au sol. Le lendemain, en quelques secondes, le vent soufflait et les nuages se rassemblaient sans une seule goutte de pluie.
Alors que mon espoir était de découvrir la véritable réflection de la nature qui exposerait l’essence même de la réalité, j’ai perdu pied sur la surface miroitante de la Terre. Après un vol aller-retour et une escale de 19 heures, je suis rentrée chez moi par la même route que j’étais venue. Il y a tant de façons de décrire où réside la réalité qu’elles se contredisent toutes. Si la réalité est ce que nous croyons savoir, elle est aussi ce que nous croyons observer. Il y a sans nul doute une part d’inconnu dans la réalité. La réalité est singulière. Elle est discrète.
J’ai perdu le sens de la continuité entre les lieux que j’ai visités. Au milieu de réalités fragmentées, mon essence s’est infiltrée au travers des écarts temporels, physiques et conceptuels qui séparent la réalité qui constitue notre existence humaine. Chaque lieu est un élément de réalité que je n’arrive pas à réassembler dans mon esprit et mon corps.
La réalité ne s’ancre dans notre conscience que par la durée. Sans l'enchevêtrement physique et mental, nous en sommes moins conscients. J’ai trébuché sans le savoir sur son essence : c’est le nuage de brume aux chutes de Mosi-oa-Tunya qui s'est transformé en brouillard à la rupture de pente sur le sentier menant à Rosslyn. C’est le soleil couchant aux chutes qui se lève dans la brumaille ce matin. Ce sont les gouttes humides des chutes qui se transforment en bruine sur ma peau. C’est l’arc-en-ciel que j’ai vu à travers le prisme de l’histoire.