Symétries
Scruter l’âme humaine pour mieux transmettre les trois anneaux de l’intuition, la sensibilité et l'éveil de soi... Il se peut que mes mots souhaitent communiquer le mouvement incessant des objets, le flux constant des situations et des circonstances qui engloutissent la vie et la matière, et moi y compris.
Nous avons tous besoin de changer d’air et d’oublier un bref instant que quelque chose de profondément enraciné en nous ne disparaît jamais vraiment, quelle que soit la latitude du lieu où nous sommes. À des milliers de kilomètres de notre point d'origine, nous restons suspendus aux fils de marionnettes de nos réponses émotionnelles et préjugés, pareils à des sondes balancées au gré des turbulences qui les font dériver à des dizaines de milliards de kilomètres de la Terre.
Les sondes, elles, sont attachées par une connexion intemporelle à d’autres missions spatiales et observatoires comme si elles pouvaient entendrent les murmures des uns des autres. Nous aussi, nous oscillons d’avant en arrière dans le réseau des relations sociales entre la défense de nos convictions et l’influence des autres, espérant garder un juste milieu. Les objets interstellaires sous l'attraction gravitationnelle d'abord du Soleil, mais aussi de Jupiter, sautent dans le vide interstellaire, au-delà des vent solaires, où ils seront lentement emportés par le champ magnétique d'une étoile voisine.
Moi aussi, j’ai quitté mon milieu ambiant – le jardin indigène luxuriant, et les lignes architecturales et sculptures en acier du paysage de Glenstone – pour plonger dans l’inconnu. Après un vol, une escale et 21 heures plus tard, j’ai traversé le golfe d’Aden pour atteindre l’Afrique.
D’en haut, j'ai distingué la fumée qui montait des terres en feu et la faune regroupée dans le cours d'eau alors que l’avion descendait. J’ai échangé une volée de corbeaux et un couple de vautours se régalant des déchets du quartier contre des corbeaux à ventre blanc évoquant les pies plus petites londoniennes. L’un d’eux était perché sur un mur le long de la route Leopard Hill tandis que d’autres volaient au-dessus de l'hotel Latitude 15 et un couple sautillait sur la pelouse devant la cathédrale.
Dans l’avion au-dessus des nuages au coucher du soleil, j’étais convaincue que le libre-arbitre domine l’univers. Mais lorsque j’ai atteint le district de Mambwe, dans la province orientale de la Zambie, j’ai senti resurgir le lien depuis longtemps oublié avec ma lignée ancestrale, de la même façon, j’imagine, que les sondes spatiales conservent à jamais, dans leur structure, la mémoire de ceux et celles qui les ont conçues, portant ainsi l’empreinte de leurs âmes et de l’humanité.
La grande force de l’histoire, a écrit James Baldwin, vient du fait que chacun de nous la porte en lui et est inconsciemment contrôlé par elle. J’ai encore du mal à accepter cette vérité, mais j’ai ressenti lors de ce voyage dans la campagne zambienne le poids de l’histoire, à travers des rêves intenses et de fortes émotions.
Ce qui me reste en mémoire, c’est le mystère insoluble de la symétrie des faits, leur reflet miroir à l'échelle universelle. Il s’agit moins de savoir si le sort pourra un jour abolir le hasard que le fait que ce hasard s'est produit au moment même du naufrage lors de la tempête – le synchronisme étrange des actes individuels et collectifs.
Je me suis lancée dans l’inconnu, mon cerveau pareil à une sonde interstellaire portée par la force de gravité jusqu'au bord de l’héliosphère, aux confins de la galaxie, déchirée entre le désir de résister et le sentiment d'abandon à la merci des rayons cosmiques.
À Glenstone, une citation de William Weiner rappelle que la matière si ébranlée en son sein conduit à une transformation intérieure au point de provoquer un changement dans son destin. Des morceaux de matière se forment et grandissent, se fragmentent et se reforment comme il en est pour les corps physiques et la conscience humaine, voire cosmique.
Je me trouve dans une impasse là où les intervalles s'évanouissent. Mon essence de vie s'égoutte dans les ombres du Néant. Les neutrinos se tiennent à sa porte. L'état quantique de l'Univers, comme une topologie de rupture et de reconstruction des particules, évoque des gouffres spatiotemporels, des crêtes et des creux d'ondes-particules, de la même façon que les relations sociales quand nous nous heurtons les uns les autres et puis quand nous nous retrouvons encore et toujours.
La réduction des écarts se produit avec la montée à la surface des phénomènes de criticité quantique. Si des symétries globales et locales émergent au cours du processus, s'appliquent-elles aussi à la fragmentation de l'espace et à la dissipation des intervalles de temps ? Dominent-elles les transitions de phase ? La topologie d'un état critique indique que le changement qui s'opère est une information codée dans le champ quantique.
La manifestation observable d’une particule représente un état d'excitation du champ. Au cours de leur propagation par plusieurs chemins à la fois les particules s’ignorent-elles, se collent-elles les unes aux autres et tentent-elles en même temps de s’éloigner le plus possible des unes des autres ? L’Univers frémît à chaque point de contact et s’enfonce dans des intervalles qui disparaissent.
Si les particules étaient des mots, l’état d'excitation équivaudrait à la fébrilité éprouvée avant que l’inspiration ne retombe. L’Univers dans sa forme évolutive ressemble à la pensée qui, bien qu’elle n’ignore pas le décalage avec la mémoire, se considère comme une continuité du passé.
Les particules sont des grains de poussière métaphysique agissant comme des proto-volontés qui déclenchent la prise de conscience de l’information. Les symétries globales incluent celle de la conservation de la charge électrique et l’inversion du temps. La supersymétrie, quant à elle, si elle est vérifiée, pourrait impliquer la symétrie émergente des fermions – les particules qui forment la matière – et des bosons – qui servent de liens entre eux.
Dans le parc national de South Luangwa, parsemé d’ébéniers, de pommiers à feuilles, de tamariniers et d’arbres à saucisses, zèbres, impalas, girafes, antilopes, singes et autres espèces semblent vivre en paix côte à côte – à l’exception des lions, léopards et chiens sauvages prédateurs.
Nous avons traversé le lit sec et sablonneux du fleuve à la recherche de l’emblématique baobab africain au-delà de la forêt vierge de mopanes, loin de la portée des éléphants. Nous avons imaginé la vie cachée des arbres et si les baobabs étaient la proie du changement climatique comme le sont les chênes blancs dans nos régions. Les analogies dans mon esprit font référence aux faits qui surviennent en parallèle au-delà des frontières spatiotemporelles.
Comme s’ils percevaient la présence d’une menace, j’ai observé les animaux dans un périmètre de 500 mètres, la tête tournée vers un champ de hautes herbes, immobiles dans une posture qui m'a rappelé celle des visiteurs de musée qui contemplent perplexes la dernière installation de Serra. Parfois, il y a, dans un troupeau ou dans un plus petit groupe d'animaux, le plus curieux, l’explorateur qui s'arrête, les yeux fixés, pendant que les autres poursuivent leur chemin.
La girafe qui m'observe me regarde, intriguée. Elle sent le lien qui la lie à l’univers. Elle ne doute pas que chaque forme de vie connaît comme elle la fraîcheur de la brise, la luminosité de la pleine lune sur le fleuve Luangwa et l’épaisseur de la nappe de poussière. Elle ne doute pas que celle qu’elle observe sait aussi ce que c'est de marcher, courir et tomber.
Les êtres vivants sentent l'impalpable force de gravité, le frémissement croissant des intervalles qui précédent l'effondrement, le battement du cœur de l'Univers. La jonction et la séparation entre les segments du flux de conscience reflètent les écarts temporels. Ces écarts s'animent, amenant chaque point de contact à la surface dans un sens donné. Un jeu de cache-cache se joue dans la vaste étendue de l'Univers. L'autre extrémité du point Janus se cache dans les interstices, les gouffres spatiotemporels et les intervalles qui disparaissent, que les sculpteurs transposent dans leur travail comme des espaces négatifs.
William James a écrit que les haltes dans le courant de la pensée sont des « parties substantives » et que les envolées sont des « parties transitives ». Une paire de pigeons ou de corbeaux, est-ce qu'ils se font signe avant de prendre leur envol ? Au sol, j'ai observé les lieux de repos où ils font halte: les clôtures cimentées autour des maisons et des bâtiments, les voitures qui grincent, les joueurs de billard, les jeunes étudiants et les arbres en fleur le long de la route Leopards Hill.