Vivre l'inconnu

Publié le par Catherine Toulsaly

Pour nous remonter le moral, il y a des magazines en ligne époustouflants comme Emergence, des articles bien écrits de Lee Billings dans l’édition spéciale de collection Scientific American (été 2022) et des cascades d’idées dans Aeon au point que cela me fait tourner la tête en proie à des pensées désordonnées que je n’arrive pas à remettre en ordre. Je ne sais pas pourquoi certaines s'obstinent plus que d’autres. Je sais seulement qu’il faut les réorganiser. J’espère qu’en les énumérant une par une, leurs empreintes fantômes dessineront une ligne de raisonnement plus facile à déchiffrer ou qu'elles disparaîtront entièrement.

L’Univers est une sphère fertile, un champ aérien parsemé d’îlots de conscience. Des étoiles massives aux cyanobactéries, quelque chose d'immanent dépend de sa nature quantique qui est liberté, essence et existence. La réalité qui, pour nous, s'affuble d'oripeaux de lumière et d’eau est un écran de molécules tissées dans le champ électromagnétique. Pour nous, la vie et la conscience s’entremêlent. Nous sommes incapables de concevoir l’une sans l’autre. À nos yeux, la conscience s'est fixée sur la surface terrestre qui l'empêche de s’échapper dans l’espace de la même façon que la force de gravité retient l’oxygène.

Étant donné que nous sommes des êtres vivants formés de carbone et respirant l’oxygène dans un Univers pourtant dominé par l’hydrogène, faut-il s'attendre à ce que toute forme de vie et de conscience dérive de ces mêmes paramètres physico-chimiques, modelés sur notre propre expérience des éléments biologiques constitutifs de la Terre ? S’il est difficile d’imaginer la vie au-delà de ce que l'on entend conventionnellement, il est encore plus difficile de concevoir l'existence de la conscience de manière plus générale.

Plus que notre incapacité à imaginer une plus grande diversité de niches de vie et de conscience, les efforts que nous déployons à les classer au-delà de la Terre et du système solaire, et au-delà des frontières spatiotemporelles, réduit le champs de possibilités. Intuitivement, nous sentons la présence d’une carte invisible sur laquelle ne figurent pas seulement les distances parcourues entre des lieux physiques. Des liens se sont tissés entre le présent et ce monstre de structure qui s’étend sur le temps. Une telle toile invisible est dynamique, tirant, repoussant, et divisant les corps et les âmes. Elle maintient des cordes invisibles et monte des échafaudages de conscience qui se brisent sous leurs poids.

J’ai en tête l’image d’une fracture qui entoure presque entièrement la couronne d’Artémis en forme de souris sur Vénus. Elle traverse la même zone que la fosse des Aléoutiennes, au sud de la mer de Béring, dont la profondeur maximale est 78 fois supérieure à celle de la ligne de faille terrestre des chutes Mosi-oa-Tunya. Les fractures physiques se mêlent aux intervalles de temps évanescents.

Le temps s'inscrit gravitationnellement par le biais de la géométrie. Dans les zones semblables à des fosses où la force de gravité est faible, le temps diffère. Au sortir de l’ombre, les extrémophiles s’éloignent du royaume quantique pour établir des niches biologiques sur leur propre échelle de temps. À l’intérieur de la croûte mais aussi dans les profondeurs des objets célestes, il existe des microorganismes d’où émergeront, avec le temps, des formes de vie plus complexes.

Dans un univers de relations spatiales invisibles tributaires du temps, les poètes du passé, présent et futur ont un esprit voyageur qui observe les étoiles et les planètes. Tandis que les planètes, en fonction de leur position, suivent leur propre échelle de temps, les étoiles qui augmentent de taille éloignent davantage les zones habitables. Celles qui sont beaucoup plus proches du centre galactique peuvent avoir une échelle de temps encore plus lente que celle que suit le Soleil.

Loin des lumières de la ville, les poètes ont observé le ciel nocturne changer progressivement avec le lancement continu de satellites depuis les années 60. Les liens intemporels entre écologie, culture et spiritualité obligent que, dans un monde parfait, les États parties au Traité sur l’espace mènent des explorations en évitant toute « contamination nocive ». Nous reconnaissons donc dans nos efforts actuels d'élimination des débris spatiaux, le risque potentiel de laisser deriver des déchets et des éclats de métal dans l’espace de la même manière que nous avons reconnu la pollution de nos océans.

Des territoires et terres inexplorés ont été conquis sous prétexte du droit de conquête tout au long de l’histoire de l’humanité. Ce principe a laissé des cicatrices indélébiles et s’est institutionnalisé. Soixante-dix ans après que la Cour suprême l’ait confirmé en 1823, l’un des hommes les plus riches des États-Unis, John Jacob Astor, décrivait alors, dans son roman scientifique, des mondes extraterrestres  « qui auraient satisfait un poète » tout en incitant d’autres à y « extraire le cuivre des collines » et d'y  « assécher les marais ». Cent vingt ans plus tard, sommes-nous toujours plus désireux de suivre les traces de Christophe Colomb que de remplir le rôle de gardiens de l’espace extra-atmosphérique ?

L' histoire est une fenêtre sur la nature humaine. En dehors des méthodes traditionnelles de gestion des affaires courantes, posons-nous des questions fondamentales sur ce qu’est la vie et ce qu’implique la conscience avant de procéder à la prochaine ruée vers l’or et à la course au forage du sol des corps planétaires.

Il existe des quantités variables interdépendantes et des corrélations à très longue portée issues de degrés de liberté microscopiques sous-jacents. Une approche évolutionniste de la conscience devrait faire partie de notre discussion actuelle sur l’exploration spatiale. Qu’il s’agisse des mutations provoquées par l'introduction d'espèces ou des responsabilités qui découlent de la prise de conscience de notre rôle et de notre devoir au sein de l’Univers, nous devons grandir et prendre conscience de ces liens invisibles afin de ne pas répéter les échecs du passé et de franchir positivement le seuil de complexité.

Les colonies vont et viennent. Elles partagent le même habitat au hasard des boucles de temporalité et de la synchronicité des cycles cosmologiques et biologiques. Dans un article récent, Caleb Scharf a fait référence à la colonisation humaine de l’océan Pacifique et, notamment, au laps de temps qui a séparé l’arrivée des populations de la mythique Hawaiki à celle des Européens. « Si les civilisations planétaires typiques peuvent durer un million d’années et si seulement 3 % des systèmes stellaires sont réellement colonisables », écrit-il, « il y a environ 10 % de probabilité qu’une planète comme la Terre n’ait pas été visitée au moins au cours du dernier million d’années ». Si le temps s'inscrit en termes géométriques, alors les nombres fixent le rythme auquel ces modèles et relations se forment dans l’espace. 

 J'ai l'impression d'avoir momentanément perdu l'axe autour duquel je tourne : l'idée fondamentale que l'Univers se révèle en s'exprimant et se connaît à travers chaque expérience. J'ai perdu la nature fantasque d'une grenouille poète, engouffrée par la vague de fond de l'Histoire. Vivre l'inconnu signifie que nous sommes amenés à faire des erreurs, à affronter nos incertitudes et à faire preuve d'humilité.

Les bruants à gorge blanche sont revenus dans le jardin de plantes indigènes. Au plus profond de mon âme vibre le son cristallin de leur sifflement. La solitude est une illusion, un voile jeté sur notre destin collectif. L’esprit embrumé s’enfonce sous des vagues de symétries universelles et survole les fleuves d'évènements parallèles, considérant les lignes spatiotemporelles entre lesquelles la conscience, elle, grandit. Il existe des clés de communication le long des ondes gravitationnelles que les poètes captent dans leurs rêves et dont ils sentent les signes terrestres de lumière, de son et d’eau.

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