La pensée artistique

Publié le par Catherine Toulsaly

Nous occupons la surface d’un minuscule point du superamas de la Vierge, l'appendice d'un superamas encore plus vaste de Laniakea, où les sifflements des oiseaux couvrent le faible bourdonnement des ondes gravitationnelles et les tremblements de terre des volcans. Tout cela renforcent notre connexion avec l’Univers.

De ce poste d’observation, Nicolas Louis de Lacaille a vu dans le ciel austral ce qu’il a appelé l’Atelier du sculpteur. Il l'a dessiné sur son planisphère comme une tête sculptée sur une table à trépied, avec un maillet et deux ciseaux à côté.

Dans cette même constellation se trouve la galaxie du sculpteur — NGC 253 — découverte par l’astronome germano-britannique Caroline Herschel en 1783. Dans la même partie du ciel céleste, il y a aussi le Vide du sculpteur à côté du Mur du pôle Sud.

The Sculptor Void (Google- Labs - Image FX)

Le Vide du sculpteur est rempli des doutes de l’artiste. La recherche prend des formes multiples : art, science, philosophie, langage. Les arts, y compris la poésie qui est une forme d’art, ont commencé comme un terrain de recherche, mais la créativité a débordé des marges de ce domaine. Chaque découverte repousse les contraintes que nous nous imposons. Les scientifiques, tout comme les artistes et les philosophes, sont eux aussi des chercheurs mieux à même de poser des questions que d'y répondre et prêts à s’arrêter et à réfléchir à tout moment face à l’inconnu comme si leur cerveau en ébullition pouvait lentement adoucir les énigmes les plus difficiles que l’Univers a à offrir.

La recherche exige un besoin insatiable de savoir. Elle implique la nécessité de continuer et de passer d’un point à l’autre. Un thème cesse et un autre commence, tous des éléments du même assemblage, créant ainsi un corpus d’œuvres.

Un tel « assemblage territorial » nécessite le démantèlement des frontières, la déterritorialisation de l’espace qui engloutit une série d’éléments, de pensées, d’idées, de concepts, tous destinés à soutenir et à articuler le récit dans la tête du chercheur. La méthode utilisée est ce que j’appellerais (faute d’un meilleur mot) la présentification d’une antériorité alors que le but, pour l’artiste-chercheur en particulier, n’est pas l’appropriation mais l'élargissement erratique d’un espace de ressentis.

Tandis que les artistes ressentent la présence de l’indicible, la science ne considère que ce qui peut être exprimé. Grâce aux arts, nous ressentons les connexions extérieures et intérieures. L’intuition est ce qui nous aide à naviguer au sein de ces influences terrestres et cosmiques.

Créer nécessite une certaine intuition de ce qui sera créé ; cette intuition provient en partie de l’expérience collective antérieure, mais nécessite aussi une étincelle personnelle et intuitive pour dépasser une connaissance antérieure.  Ce n’est pas seulement quelque chose en nous qui cherche à se manifester à l’extérieur, c’est un flux vers l’intérieur.

La recherche commence à petite échelle, puis élargit sa portée. Elle fournit une caisse de résonance à la voix intérieure. Elle nécessite de mêler idées et concepts, de les assembler et de  prendre la mesure de la façon dont ils s’articulent.

La recherche artistique est un processus expérimental. Les contours et le contenu peuvent être qualifiés de rhizomatiques, car l’artiste-chercheur s’engage dans une démarche interminable, en établissant des liens sans fin, car l’acte de création est intrinsèquement un test des intuitions et des spéculations. Au cours du processus, certaines pensées préliminaires suivront leur cours naturellement tandis que d’autres entreront dans une phase de dormance.

En fin de compte, les frontières entre le savoir et l'absence de savoir sont floues, comme si nos sens étaient fermés, balayant un sentiment indicible. Autant nous souhaitons acquérir plus de connaissances, autant nous ignorons ce qu’il nous reste à apprendre, l’étendue de notre ignorance. La recherche devient une caverne dans laquelle l’esprit rampe et creuse à mains nues. Pressés par le temps, celui-ci pourtant ne fait que nous murmurer à l’oreille que nous ne sommes pas seuls et qu'il nous tient compagnie.

Les Mille Plateaux de Deleuze et Guettari sont riches d'analogies et d'idées révolutionnaires, telles que celles du rhizome et du trou noir. Elles ont une influence déterminante pour la suite de cette présente quête. Un artiste-chercheur, lui aussi, n’est pas différent d’un enfant qui s’oriente comme il le peut dans le noir avec sa petite chanson. Il déambule dans un système de pensées désorganisé en improvisant.

Une telle improvisation, cependant, peut conduire à l'aube d’un aménagement territorial. La recherche nous guide pour affiner les bonnes questions à poser et le bon ordre dans lequel les poser. Elle permet au chercheur de savoir ce qui est connu et ce qui ne l'est pas et de déterminer ce qui peut être connu ou ce qui reste à savoir.

Tantôt, un tel système de pensées désorganisé peut tourner autour d’un immense trou noir dans lequel on s’efforce de fixer un point fragile. Tantôt, on organise autour de ce point une allure calme et stable plutôt qu’une forme. Le trou noir est devenu le domicile privilégié. Tantôt, on greffe une échappée sur cette allure, hors du trou noir. Mais pour un artiste-chercheur, il ne s’agit pas seulement d’être chez soi dans un trou noir. Il s’agit de découvrir ce que l’on ressent lorsqu’on est un trou noir, lorsqu’on n’est rien.

Au-delà de ce qui motive un artiste-chercheur se cache l’inévitable désir d’expérimenter, de s’identifier au sujet en question et de ressentir. Les chemins vers ce qui n’est pas m’amènent à la question de l’horizon véritable et de l’horizon illusoire d’un trou noir. L’horizon illusoire est  l’écran holographique du trou noir, codant pour chaque observateur les états qui se cachent derrière l' horizon illusoire.

La perte d’objectivité nous menace tous et l’attrait d’un horizon illusoire représente un risque pour les efforts du chercheur. Alors que les points de référence d’une théorie du tout semblent se déplacer au fil du temps, comment atteindre le véritable horizon ?  Et comment en être conscient? Existe-t-il une boussole à partir de laquelle je pourrais déduire le vrai nord ? Est-ce que mes pas me dirigent vers l’horizon illusoire ?

La recherche ressemble à une chute libre, un plongeon dans des eaux profondes, la taille directe non pas de la pierre mais d’un amas d’idées et de concepts. Le souffle du Vide décrit la trajectoire du processus créatif lors de la sculpture sur pierre lorsque le passé, le présent et le futur se confondent dans la pierre : ce qu’elle était, ce qu’elle est et ce qu’elle sera. Les chercheurs sont comme des sculpteurs qui luttent pour voir des formes surgir de la masse de leurs connaissances. Demain met en valeur les pas d’hier. Un autre jalon sur la carte de l'artiste-chercheur.

Researchers (Google -Labs - Image FX)

 

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