Le Chaman
The Cave and the Cathedral, explore les rapprochements que l'on peut être amené à faire entre le passé et les coutumes qui ont survécu chez les peuples aborigènes aujourd'hui. Contre l'avis de son auteur, une définition du chaman par les Esquimaux se rapproche au contraire de ma propre "image intérieure" de l'artiste de la préhistoire :
In the coded words of the Eskimos of Greenland, a shaman is "he who is half hidden." This name captures various qualities of the shaman. He lives in the shadows, and he initiates young tribe members into his art in hiding. The shaman is a man of the hidden world: he brings up spirits of the dead, consults with deceased elders, and understands the world beneath our world. Shamans do not belong to groups or clubs--they are solitary... The shaman is also a crafstman or an artist because he makes statuettes and masks, which he uses... (p.149)
Et que l'on parle des prémices d'une nouvelle théorie explicative de l'art rupestre et du mythe de l’émergence selon lequel à l’origine les animaux et les humains – encore imparfaits – vivaient sous terre et qu’ils ont un jour émergé à l’air libre en passant par une grotte.
On peut comparer les grottes ornées à de véritables sanctuaires. Contrairement à une idée courante, les grottes ne sont pas des lieux de vie pour les hommes de la préhistoire. Lorsqu'ils s'aventurent au fond des cavernes, dans des lieux obscurs, difficiles d'accès, inhospitaliers, ce n'est pas pour y vivre, mais pour y pratiquer des cérémonies sacrées, souvent secrètes. Beaucoup de peintures ont été retrouvées dans des galeries et cavités profondes, que l'on atteint après avoir traversé des couloirs très étroits, où même les spéléologues ont du mal à pénétrer.
Cette prise de possession du monde souterrain implique une grande charge émotionnelle. Il faut avoir soi-même parcouru ces galeries sombres, avoir rampé sur plusieurs dizaines de mètres, avec une petite lampe à huile en main, pour comprendre la forte impression que peut ressentir un homme dans cet univers souterrain. En pénétrant dans les profondeurs des grottes, les premiers hommes ont le sentiment d'accéder à un autre monde. Il y a manifestement une dimension symbolique. Et c'est là qu'ils ont décidé de peindre des animaux, des figures humaines stylisées, des signes abstraits. Tous ces motifs ont manifestement une signification magicoreligieuse.
...La signification complète de ces images nous restera toujours en grande partie inaccessible, car nous n'avons pas de témoignage direct sur les rituels, les mythologies, les cérémonies associées à des peintures. Mais en explorant à fond une caverne, en essayant de s'appuyer sur les témoignages ethnologiques, là où l'art rupestre a survécu jusqu'à récemment, comme en Australie, on peut tenter quelques hypothèses.
Si l'art préhistorique est associé sans aucun doute à des croyances et pratiques sacrées (comme le fut l'essentiel de l'activité artistique jusqu'à récemment dans l'histoire de l'humanité), pour ma part je ne pense pas que l'on puisse tout réduire à une seule grille de lecture, chamanique, par exemple. Prenons un exemple. Dans la grotte de Pech-Merle, le panneau des chevaux fait quatre mètres de long et comporte 250 motifs ; il se trouve dans une vaste salle qui peut contenir 50 personnes. La disposition des peintures sur les parois nous montre que cet art est destiné à être vu en groupe. C'est un art qui s'affiche, un peu comme les grandes fresques peintes sur les parois des églises. Dans ces grandes salles avaient peut-être lieu des cérémonies collectives : cérémonies totémiques où l'on célèbre l'animal sacré, cérémonies destinées à favoriser la chasse ou cérémonies d'initiation des jeunes, etc. ? Toutes ces hypothèses sont possibles. Mais, dans la même grotte de Pech-Merle, on trouve aussi des oeuvres situées dans des recoins presque inaccessibles, dans des zones que l'on ne peut voir qu'en solitaire après avoir franchi de longs boyaux étroits. Dans une alcôve, de 30 centimètres de hauteur, on distingue alors 10 grosses ponctuations rouges sur la voûte. Cet art-là s'adresse aux esprits et est lié à une pratique solitaire, mais nous ne savons pas si l'auteur des ponctuations était un chamane ou un prêtre ou tout autre personnage. Il pénétrait dans le « Saint des Saints » réservé aux initiés ou, du moins, dans un lieu qui n'a pas été fréquenté de façon répétitive : nos connaissances et supputations se résument à cela.
...Je crois effectivement que l'étude des cathédrales est de nature à nous aider à nous forger quelques rudiments d'hypothèses sur l'art des grottes ornées et ses fonctions. J'ai retrouvé dans les grottes ornées paléolithiques des traces de rites d'aspersion, d'attouchements des parois et des oeuvres, de repeints, d'utilisation des caractéristiques acoustiques du lieu pour la création de sons rythmiques, toutes choses que l'on note encore aujourd'hui dans l'ensemble des sanctuaires de l'humanité.
La caverne en tant que cathédrale, temple dont la disposition respecte les règles d'une religion primitive, aire d'initiation que ne sauraient démentir les marques laissées sur les parois par des mains d'enfants notamment dans les grottes de Gargas et de Cosquer et les traces avérées de leurs pas. (A consulter à cet égard sur le site de l'Archive Ouverte Multidisciplinaire l'aperçu de Romain Pigeaud du Département de Préhistoire du Muséum national d'Histoire naturelle : Les rituels des grottes ornées. Rêves de préhistoriens, réalités archéeologiques) . Ces impressions de mains sur les parois sont en fait la preuve d'un langage et d'une sensiblité tactiles que l'on retrouve chez les aborigènes australiens et leur prédilection au toucher:
The temperament of the Aboriginals of the Western Desert had a predilection for a sensibility of touch, a hapticity or physical quality different from the visual sensation of eyesight. I had observed this haptic quality in connection with the art work and in much of the way of life, for when telling of a ceremonial object a man would feel the incised scoring in the stone or wood and move his hand along the lines and across the object;... (Geoffrey Bardon and James Bardon, Papunya,The Miegunyah Press, reprinted 2009, p.42)