L’Envers et l’Endroit
Gardez-vous avec soin de toute avarice; car la vie d'un homme ne dépend pas de ses biens, fût-il dans l'abondance. Et il leur dit cette parabole: Les terres d'un homme riche avaient beaucoup rapporté.
Et il raisonnait en lui-même, disant: Que ferai-je? car je n'ai pas de place pour serrer ma récolte.
Voici, dit-il, ce que je ferai: j'abattrai mes greniers, j'en bâtirai de plus grands, j'y amasserai toute ma récolte et tous mes biens; et je dirai à mon âme: Mon âme, tu as beaucoup de biens en réserve pour plusieurs années; repose-toi, mange, bois, et réjouis-toi.Mais Dieu lui dit: Insensé! cette nuit même ton âme te sera redemandée; et ce que tu as préparé, pour qui cela sera-t-il? Il en est ainsi de celui qui amasse des trésors pour lui-même, et qui n'est pas riche pour Dieu. Jésus dit ensuite à ses disciples: C'est pourquoi je vous dis: Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous serez vêtus. La vie est plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement. (Luc 12, Louis Segond (1910)
On ne juge que d'après ce que l'on sait
Brice Parain prétend souvent que ce petit livre contient ce que j’ai écrit de meilleur. Parain se trompe. Je ne le dis pas, connaissant sa loyauté, à cause de cette impatience qui vient à tout artiste devant ceux qui ont l’impertinence de préférer ce qu’il a été à ce qu’il est. Non, il se trompe parce qu’à vingt-deux ans, sauf génie, on sait à peine écrire. Mais je comprends ce que Parain, savant ennemi de l’art et philosophe de la compassion, veut dire. Il veut dire, et il a raison, qu’il y a plus de véritable amour dans ces pages maladroites que dans toutes celles qui ont suivi.
Chaque artiste garde ainsi, au fond de lui, une source unique qui alimente pendant sa vie ce qu’il est et ce qu’il dit. Quand la source est tarie, on voit peu à peu l’oeuvre se racornir, se fendiller. Ce sont les terres ingrates de l’art que le courant invisible n’irrigue plus. Le cheveu devenu rare et sec, l’artiste, couvert de chaumes, est mûr pour le silence, ou les salons, qui reviennent au même. Pour moi, je sais que ma source est dans L’Envers et l’Endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j’ai longtemps vécu et dont le souvenir me préserve encore des deux dangers contraires qui menacent tout artiste, le ressentiment et la satisfaction.
La pauvreté, d’abord, n’a jamais été un malheur pour moi : la lumière y répandait ses richesses. Même mes révoltes en ont été éclairées. Elles furent presque toujours, je crois pouvoir le dire sans tricher, des révoltes pour tous, et pour que la vie de tous soit élevée dans la lumière. Il n’est pas sûr que mon coeur fût naturellement disposé à cette sorte d’amour. Mais les circonstances m’ont aidé. Pour corriger une indifférence naturelle, je fus placé à mi-distance de la misère et du soleil. La misère m’empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans l’histoire ; le soleil m’apprit que l’histoire n’est pas tout. Changer la vie, oui, mais non le monde dont je faisais ma divinité. C’est ainsi, sans doute, que j’abordai cette carrière inconfortable où je suis, m’engageant avec innocence sur un fil d’équilibre où j’avance péniblement, sans être sûr d’atteindre le but. Autrement dit, je devins un artiste, s’il est vrai qu’il n’est pas d’art sans refus ni sans consentement.
Dans tous les cas, la belle chaleur qui régnait sur mon enfance m’a privé de tout ressentiment. Je vivais dans la gêne, mais aussi dans une sorte de jouissance. Je me sentais des forces infinies : il fallait seulement leur trouver un point d’application. Ce n’était pas la pauvreté qui faisait obstacle à ces forces : en Afrique, la mer et le soleil ne coûtent rien. L’obstacle était plutôt dans les préjugés ou la bêtise. J’avais là toutes les occasions de développer une « castillanerie » qui m’a Fait bien du tort, que raille avec raison mon ami et mon maître Jean Grenier, et que j’ai essayé en vain de corriger, jusqu’au moment où j’ai compris qu’il y avait aussi une fatalité des natures. Il valait mieux alors accepter, son propre orgueil et tâcher de le faire servir plutôt que de se donner, comme dit Chamfort, des principes plus forts que son caractère. Mais, après m’être interrogé, je puis témoigner que, parmi mes nombreuses faiblesses, n’a jamais figuré le défaut le plus répandu parmi nous, je veux dire l’envie, véritable cancer des sociétés et des doctrines.
...Sur un autre plan, un artiste a aussi des joies de vanité. Le métier d’écrivain, particulièrement dans la société française, est en grande partie un métier de vanité. Je le dis d’ailleurs sans mépris, à peine avec regret. Je ressemble aux autres sur ce point ; qui peut se dire dénué de cette ridicule infirmité ? Après tout, dans une société vouée à l’envie et à la dérision, un jour vient toujours où, couverts de brocards, nos écrivains payent durement ces pauvres joies. Mais justement, en vingt années de vie littéraire, mon métier m’a apporté bien peu de joies semblables, et de moins en moins à mesure que le temps passait.
...Dans le secret de mon coeur, je ne me sens d’humilité que devant les vies les plus pauvres ou les grandes aventures de l’esprit. Entre les deux se trouve aujourd’hui une société qui fait rire. ...Et rêver de morale quand on est un homme de passion, c’est se vouer à l’injustice, dans le temps même où l’on parle de justice. L’homme m’apparaît parfois comme une injustice en marche : je pense à moi. Si j’ai, à ce moment, l’impression de m’être trompé ou d’avoir menti dans ce que par-fois j’écrivais, c’est que je ne sais comment faire connaître honnêtement mon injustice. ... Si, du moins, on pouvait vivre selon l’honneur, cette vertu des injustes ! ...Qu’importe ! Je voulais seulement marquer que, si j’ai beaucoup marché depuis ce livre, je n’ai pas tellement progressé. Souvent, croyant avancer, je reculais. Mais, à la fin, mes fautes, mes ignorances et mes fidélités m’ont toujours ramené sur cet ancien chemin que j’ai commencé d’ouvrir avec L’Envers et l’Endroit... Albert Camus