Ce dont les émotions sont faites
L’absence de preuves susceptibles d'établir de manière irréfutable la vérité sur le sens de la vie n’est pas la preuve que la vie n’a aucun sens.
« La vie a-t-elle un sens ? » peut être posée à titre individuel ou collectif. Individuellement, cela revient à se demander si une forme de vie vaut plus qu’une autre. Est-ce que ma vie est plus précieuse que l’érythrone d’Amérique qui peut prendre sept années pour fleurir ? Cette question se rapporte à notre système de valeurs. Bien qu’elle soit valable, le problème qui nous intéresse collectivement est le suivant : « la vie a-t-elle un sens d'une manière générale ? ». Au pied du mur de notre ignorance, il me semble que la vie n’a de sens que prise comme un tout, dans son évolution et dans l’infinité de ses formes.
Alors quelle place occupent nos émotions dans ce grand ordre des choses ?
Lisa Feldman Barrett expose dans son livre paru l’an dernier sa théorie des émotions fabriquées. Qu’entend-on par « fabriquées » ? On entend par « fabriquées » le fait que le cerveau s’appuie sur les expériences passées pour construire une hypothèse ou procéder à une simulation. Les concepts formés à chaque étape de notre existence permettent au cerveau de donner un sens aux émotions et d’identifier les sensations. Ce travail de l’esprit se fait parfois à notre insu.
Quand on dit que la nature a horreur du vide, on parle aussi du cerveau qui a horreur du vide conceptuel, l’inconnu. Lisa Feldman Barrett réfute l’idée que la source d’un état émotionnel, comme la peur, puisse être exclusivement localisée dans le noyau pair de l’amygdale. Il y a diverses façons pour le cerveau de créer des émotions. Le but n’est pas de nier le rôle des noyaux amygdaliens mais de le placer dans un contexte plus large. L’activité détectée dans cette région est observée également lors d’états considérés comme non-émotionnels comme la peine ou lorsqu’on reçoit de nouvelles informations, que l’on rencontre de nouvelles personnes ou lorsque l’on prend des décisions. Le rôle des noyaux amygdaliens paraît nécessaire mais pas suffisant. Il faut parler de la combinaison d’une série de neurones susceptibles de créer des épisodes émotionnels comme la peur.
Lisa Feldman Barrett va plus loin et affirme qu’il n’existe pas de corrélation unique et précise entre le ressenti et une région du cerveau en particulier. Quatre-vingt-six milliards de neurones forment de gigantesques réseaux dans lesquels un million de neurones parfois s’exercent à chaque instant donné à l’activité intrinsèque cérébrale qui sous-tend le travail constant du cerveau. Le cerveau est l’architecte de l’expérience humaine à laquelle il tente à tout moment par une série de prédictions et de corrections de donner un sens.
Cela rappelle les conclusions de l’étude publiée en mars 2017 selon lesquelles ce sont les circuits sous-corticaux qui véhiculent les représentations non conscientes influant sur la formation d’émotions conscientes d'ordre supérieur comme la peur.
Lisa Feldman Barrett démontre qu’il ne faut pas confondre l’affect et les émotions. L’affect représente l’humeur, la disposition générale d’un individu, un état élémentaire présentant deux caractéristiques. L’une repose sur le plaisir ou le déplaisir et s’appelle une valence positive ou négative. L’autre repose sur l’activation psychophysiologique. L’affect dépend de la conscience intéroceptive. Notre humeur est tributaire de notre environnement, du jour et de la nuit, de la pluie ou du soleil, d’un verre de vin ou d’une tasse de café, d’un repas copieux ou d’une pâtisserie. C’est sur cet affect que se modulent les émotions ressenties ou plus précisément l’intensité ou la maîtrise de celles-ci. Ce que l'on ressent en soi change la perception des choses et cela explique, dans une certaine mesure, la différence de perception entre les êtres.
Tiraillé par chaque fibre de son être et traversé par les émotions qui empruntent des chemins multiples dans son cerveau en proie à l'angoisse ou l'arrogance existentielles, comment un animal dit rationnel peut-il se comporter ?