Section 3.5

Publié le par Ysia

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

S. Et pourquoi ? Subhūti, si les bodhisattvas possédaient les attributs (1) du moi, de l' être humain, de toutes les créatures et de vie, ils ne seraient pas des bodhisattvas (2).

C. Toutes les créatures et la nature de bouddha ne sont radicalement (3) pas différentes. Parce qu’elles possèdent les quatre attributs, elles ne pénètrent pas où rien ne reste. Ceux qui possèdent les quatre attributs sont toutes les créatures. Si elles ne les possédaient pas, elles seraient des bouddhas. Egarés, les bouddhas sont des êtres ordinaires. Eveillées, toutes les créatures sont des bouddhas (4). Lorsque les êtres égarés se prévalant de leurs biens, de leur savoir et de leur patronyme méprisent les autres, c’est l’attribut du moi. Bien qu’ils fassent preuve de charité, droiture (5), bienséance, sagesse et loyauté, ils sont si infatués d’eux-mêmes qu’ils ne cheminent pas dans le respect universel. Quand ils disent comprendre et appliquer charité, droiture, bienséance, sagesse et loyauté en manquant de respect, c’est l’attribut de l’être humain. Lorsque ce qui est bien revient à soi et que ce qui est mal est attribué aux autres, c’est l’attribut de toutes les créatures. Faire la distinction entre l’attachement et le renoncement à l’environnement de poussière (6), c’est l’attribut de l’être vivant. Voilà les quatre attributs des êtres ordinaires. Ceux qui cultivent le cheminement possèdent eux aussi les quatre attributs. Leur esprit saturé de facultés actives et passives (7), ils méprisent toutes les créatures ; c’est l’attribut du moi. Bien qu’ils aient la prétention de suivre les préceptes, ils les dédaignent et les enfreignent ; c’est l’attribut de l’être humain. Maudissant les trois peines expiatoires (8) tout en faisant vœu de naître aux cieux, c’est l’attribut de toutes les créatures. En quête de longévité, s'ils cultivent avec zèle les actes méritoires sans rompre toutes les chaînes, c’est l’attribut de l' être vivant. Posséder les quatre attributs; ce sont toutes les créatures. Sans plus les posséder; ce sont des bouddhas (9).

(1) On trouve dans le Tanjing 坛经, section 13 mentionner les quatre attributs sans préciser leur signification :

 

L’illumination de soi et l’exercice de la pratique n’ont pas à être contestés : ceux qui se querellent à propos de l’ordre de succession entre sagesse et concentration ne sont que des êtres aveuglés. Ne rompant pas avec l’idée de vaincre, ils ne réveillent en fait que leur ego et ne se détachent pas des quatre attributs

Sûtra de la Plate-forme, p.40

Selon la note 31 (p.100), les quatre attributs caractérisent tous les êtres et constituent les quatre états que sont naître, exister, vieillir et mourir.

        Sur un plan philosophique, l’attribut est cette qualité que l’on croit, à tort ou à raison,  essentielle d’une substance – sachant que la substance est ce qu’il y a de permanent dans ce qui change. Patrick Carré fait d’ailleurs référence à l’emploi de ce terme dans sa préface aux Entretiens de Houang-po mais lui préfère finalement l’expression caractère particulier. Lee Shaochang l’avait déjà traduit en 1891 par characterizing attribute (p.29).

S’agissant de comparer les diverses traductions et commentaires pour l’assertion capitale  我相人相眾生相壽者相, le caractère notion est parfois employé au lieu de . La variante 我想眾生想命想取者想 se trouve dans le manuscrit T.1515. La variante 我想衆生想壽者想受者想 se trouve dans la traduction T.237 de Paramārtha. La variante 我想有情想壽者想更求趣想 se trouve dans  la traduction de Yijing (T.239). On reconnaît la difficulté de comparer les diverses traductions chinoises du même manuscrit et admet que le texte de Kumārajīva est le plus aisé à suivre bien que son exactitude ne soit  pas irréprochable. Le problème est d’autant plus complexe que les terminaisons chinoises évoluent dans le temps si bien que l’on ne sait plus si l’on parle de la même chose. Dans le cas particulier des quatre attributs, leur nombre s’accroît dans le texte de Xuanzang. L'énumération de Zhiyi (T.1698)  rappelle ce que je nommerais, à la lumière de la psychologie moderne, le concept des sous-moi,  qu’il reprend du Sûtra de la grande sapience qui mène sur l’autre rive (T.223), traduction de Kumārajīva.

Dans les textes occidentaux, on remarque, outre l’emploi du mot notion ou idée par Walleser (p.141, der Begriff), Müller (p.114, idea), Price (p.19,) et Conze (p.25, notion), que Poppe (p.51, 6a) utilise le mot perception, Beal (p.4)  le mot distinction.

S’agissant des quatre attributs, on trouve les termes suivants :

Ego, man, all beings and personalities (Lee Shaochang, p.29)

Selbst, Lebewesen, Lebenden, Person  (Walleser, p.141)

Ego, being, soul, person  (Poppe, p.53)

Self, being, living being, person (Müller, p.114)

Selfish distinction, social distinction, distinction as a sentient being, distinction as a finite and perishable being (Beal)

Égoïté, existence, vie, personnalité (De Harlez, p.453)

Ego entity, personality, being, separated individuality (Price, p.19)

Ego, personne, être, âme (Suzuki, trad. française)

A self, a being, a living soul, a person  (Conze)

Que dire de ces quatre attributs?

  1. Qu’il y a consensus quant à l’attribut du moi ou ego 我相/我想.
  2. L’attribut des créatures vivantes 眾生相/衆生想 autrement nommées les êtres sensibles 有情.  Sattva 眾生 (薩埵), c’est l’ensemble des êtres sensibles qui résultent d’une myriade de conditions et sont la combinaison des cinq agrégats. Il s’agit de l’agglomération  inextricable de matières organiques qui apparaissent dans leur corporéité en suivant des règles immatérielles sous l’emprise des sensations , limitées par les perceptions et dominées par l’acte volitionnel au sein de la conscience .  A l’origine眾生(littéralement ces êtres plusieurs fois nés) se disait 補特伽羅 pudgala ayant l’idée de l’être réincarné comme si cette agglomération inextricable de matières organiques s’évaporait en cendres pour se reconstituer inextricablement donnant ainsi naissance à une autre forme de vie,La translittération ancienne inclut 更求趣、數取趣 pour rappeler les six voies de transmigration : les âmes damnées, les âmes affamées, les bêtes, les démons ou divinités (asuras), les êtres humains, les êtres célestes.
  3. L’attribut existentiel 壽者 définit les êtres dont la vie est gravée sur le Livre du destin 命.
  4. Que dire de l’être humain ? L attribut de l’être humain est-il la somme des trois autres ? L’homme a pour caractéristiques son ego, son appartenance au groupe des êtres sensibles et sa dimension existentielle. Voilà l’attribut de l’être humain. J’ajouterai siuvant la même idée que, selon Erik Erikson:

A human being, thus, is at all times an organism, an ego and a member of society and is involved in all three processes of organization. . . . We are speaking of three processes, the somatic process, the ego process, and the societal process.  (Childhood and society, 1963).

A l’origine, on employait la translittération 補盧沙 (puruṣa) traduit en chinois par 士夫 ou 丈夫  pour le caractère .

Mais que veut dire 取者 et 受者? Que l’être humain, soumis à l’empire des six poussières est le réceptacle d’avatars auxquels il se cramponne sempiternellement.

The assumption of a metaphysical entity in the beings is fourthfold ; in fact it can be considered a)as something existing apart from the five constituents of a person (atman); b) as a continuity of existence (sattva); c) as a duration up to the end of life (jîva); d) as a clinging to a new form of existence (pudgala)

G. Tucci, Minor Buddhist Texts, p.97

(2) L’abandon de l’attribut du moi passe par le sacrifice de son propre corps formel. Si les boddhisattvas possédaient les quatre attributs, leur nature narcissique et égoïste ne pourrait leur permettre de témoigner de la compassion aux créatures ni se vouer à leur salut. (T.1512). C’est en tranchant la vue égotiste que l’on parvient à l’égalité entre soi et autrui (T.1510). C’est l’esprit discriminant qui est à l'origine de notre attachement aux quatre attributs (Huijing). L’attribut du moi désigne, au cœur des cinq agrégats, la fausse idée que le moi et le mien existent. L’attribut d’un être humain est la fausse idée de son individualité, le sentiment d’être, en tant que humain, à la fois particulier et différent. L’attribut des créatures est l’idée erronée que chacune est une entité résultant de la combinaison des cinq agrégats. L’attribut d’un être vivant est l’idée erronée que sa propre vie a une durée plus ou moins longue. Grâce à la subtile connaissance sapientiale, les quatre attributs disparaissent (Daochuan). L’attribut du moi, c’est s’enchaîner aux différences nées des trois temps et des cinq agrégats.

Le moi a pour dessein de gouverner autrui. Les créatures sont la combinaison des cinq agrégats où se mêlent spiritualité et matière… De la créature passée provient la créature présente et après la créature présente vient la créature future. Sans cesse elle naît pour mourir de nouveau et puis se réincarne ; cela a donc un sens proche de pugdala 補特伽羅. Quoique Yinshun rapproche le terme à celui de 眾生, d’autres le rapprochent de人. L’être vivant, c’est-à-dire la créature de la naissance à la mort, poursuit la route de ses destinées temporaires. C’est à la clarté de la sapience que la nature réelle et dépourvue des attributs du moi, de l’être humain, des créatures et de l’être vivant s’offre à nos yeux.

(3) L’édition de Daochuan omet radicalement .

(4) Ces deux assertions se trouvent dans le manuscrit de Dunhuang du 坛经, section 52 :

Aveuglé, même un Bouddha est un être ordinaire.
Eveillé, même un être ordinaire devient Bouddha

迷即佛(是)眾生。悟即眾生(是)佛。

Sûtra de la Plate-forme, p.88

(5) On retrouve l’expression 行仁義禮智信dans le 歴代法寶記 (No. 2075, Vol. 51). Il s’agit de l’observance des cinq vertus du confucianisme. Toutefois qu’entend-on par ? Si l’on peut parler de droiture ici en référence au concept confucéen, il faut rappeler l’importance du terme dans le manuscrit de Dunhuang du 坛经, section 17 :

Le Vimalakīrti-nirdeśa sūtra dit : « A l’extérieur, savoir parfaitement distinguer toute chose de ses attributs, c’est intérieurement être immobile au sein du sens premier »
(外)能善分別諸法相 (内)於第一義而不動。(Le sens premier représente l’ultime signification des choses qui se présente à nous lorsque nous nous éveillons)

(6) C’est l’empire des six poussières auquel l’être humain est soumis. Ces six poussières sont mentionnées par deux fois (sections 31 et 45) dans le manuscrit de Dunhuang du 坛经 :

Etant doué d’une nature propre constamment pure, c’est rejeter les six ravisseurs par les six portes et, au milieu des six poussières, n’être ni détaché ni souillé dans un libre va-et-vient.

Sûtra de la Plate-forme, p.40

Il s’agit des cinq sens de la vue, du son, de l’odorat, du goût et du toucher et de la sixième poussière, l’objet mental. Pourtant il n’est pas question de privilégier une attitude sur l’autre :

Quels que soient les humains et non-humains, qu’ils soient bons ou mauvais, les choses bonnes ou mauvaises qui s’offrent à votre vue, n’y renoncez pas !

Sûtra de la Plate-forme, section 25, p.52

Contemplez toute chose à la lumière de votre sagesse ! Ainsi, sans vous attacher ni renoncer à aucune, vous verrez votre nature et atteindrez la voie du Bouddha

Sûtra de la Plate-forme, section 27, p.40

(7) 心有能所 rappelle ce que dit Descartes :

De plus, il se rencontre en moi une certaine faculté passive de sentir, c'est-à-dire de recevoir et de connaître les idées des choses sensibles ; mais elle me serait inutile, et je ne m'en pourrais aucunement servir, s'il n'y avait en moi, ou en autrui, une autre faculté active, capable de former et produire ces idées.

Sixième Méditation

Le concept philosophique d’agentivité traduit un éventail illimité de possibilités entre les rôles d’agents et de patients, le potentiel et l’actuel, sujets ou objets et introduit un point fondamental sur la réalité objective des choses. C’est la conception universelle de causalité :

Être cause, [c'est] (...) accomplir les possibilités de l'univers, substituer partout l'actuel au virtuel, conférer à ce qui est déjà toute l'extension dont il est capable et qui lui est possible

Gilson, L’esprit de la philosophie médiévale, 1931, p. 150

Et c’est d’abord dans l’esprit que  s’agitent imperceptiblement les forces actives et passives universelles.

(8) Il s’agit du bourbier des trois voies infernales.

(9)

A la seule condition que vous puissiez vous libérer des attributs, la substance de votre nature sera pure et immaculée.

Sûtra de la Plate-forme, p.42

Publié dans Bouddhisme Zen

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