La conscience octopode

Publié le par Ysia

Il y a six cent millions d'années avant le présent lorsque humains et céphalopodes - dont font partie les pieuvres, les poulpes, les calamars et les seiches - partageaient un ancêtre commun dans le vaste océan de nos origines, qui sait ce à quoi il ressemblait.

Une créature en forme de ver, quelques millimètres de long ou plus large,  nageant ou rampant au fond des mers. Avec des embryons d'yeux et dotée d'un système nerveux. À l'époque de l'ancêtre humain-pieuvre, il n'existait aucun organisme sur la terre ferme et le plus large animal était probablement  une éponge ou une méduse.

Parmi les invertébrés - les araignées, crabes, abeilles et les mollusques comme les escargots, les huîtres - les céphalopodes inclus dans le sous-groupe des mollusques sont les seuls à avoir développé un large système nerveux et à se comporter d'une façon différente de celle des autres invertébrés. Les céphalopodes forment une île de complexité mentale dans une mer d'animaux invertébrés. Sur une branche de l'arbre phylogénétique, séparée de la nôtre, ils ont pourtant développé un large cerveau et adopté un comportement complexe.

Peter Godfrey-Smith, dans son ouvrage Other Minds, indique que la difficulté de sa discipline - la philosophie de la biologie - est la relation entre l'esprit et la matière, comment la sensibilité, l'intelligence et la conscience s'intègrent dans le monde physique.

L'évolution a commencé à partir d'une cellule unique pour devenir une accumulation de cellules multiples. C'est ce même processus qu'ont suivi tous les organismes. Il a fallu une force coordinatrice, un élan assembleur originel de plus en plus complexe dans un sens directionnel régi par le facteur temps. Un hasard expérimental ou une providence omnisciente? Peut-on parler d'unité de l'être lorsque chaque organisme n'est qu'un amas de cellules volontairement ou involontairement impliquées dans la marche inexorable de la vie ? Alors commence le bal des êtres multicellulaires dont le cerveau évolue au fur et à mesure de confrontations fortuites dans un combat incessant pour leur propre survie, dans la lutte contre l'extinction de leur espèce.
Aux premières heures de la vie - la période cambrienne - , il faut entendre par "cerveau" ou évolution mentale l'apprentissage des sens et du système nerveux, la capacité de recevoir et d'emmagasiner l'information. De ces embryons d'yeux sont nés les yeux composés des insectes et nos yeux caméras. Quel est le moteur de cette marche évolutive ? Est-ce pour répondre à l'environnement extérieur ou pour mieux contrôler le chaos intérieur ? Vraisemblablement les deux. Entre la perception de plus en plus claire de la lumière extérieure et la maîtrise des tumultes multicellulaires intérieurs... Entre l’exafférence qui provient d’un événement externe et la réafférence qui vient de l’organisme lui-même.
 
Pieuvres et autres céphalopodes sont des mollusques - ils font partie d'un large groupe d'animaux qui inclut huîtres et escargots. Alors qu'est-ce qui les rend si particuliers? Des premiers céphalopodes, seul a survécu jusqu'à nos jours, le nautile dans l'océan pacifique, guère différent d'il y a 200 millions d'années.  Quant aux céphalopodes des temps modernes apparus à l'époque des dinosaures, ils se sont divisés en deux branches: le groupe des huit tentacules et le groupe des dix tentacules.Le plus ancien fossile d'une pieuvre remonte à 290 millions d'années.
 
Les pieuvres sont intelligentes dans le sens qu'elles font preuve de curiosité et s'adaptent à leur environnement. Leurs tentacules dotées de neurones possèdent non seulement la faculté du toucher mais aussi du goût et de l'odorat. C'est ce qui décuple leur intelligence. Alors comment le cerveau commande-t-il les tentacules ? Et pourquoi ont-elles trois cœurs ? La question est de savoir quand on parle d'intelligence s'il ne peut y avoir d'intelligence que circonscrite dans le cerveau. La pieuvre rappelle à l'être humain que l'intelligence des sens dispersés à travers ses tentacules existe aussi.

Peut-on identifier la perception subjective à la conscience? Qu'entend-on par "être sensible"? Est-ce qu'un être sensible est automatiquement doué de conscience? Si l'être sensible vient avant l'être conscient dans un ordre chronologique - pour autant qu'on veuille bien les différencier l'un de l'autre -, alors comment a émergé cet être sensible? Si l'on ne parle ni de l'âme ni de pampsychisme, alors de quoi parle-t-on?

L'être sensible est né de la symbiose entre le ressenti et l'agir. Il répond à un stimulus qui précède un flot de réactions chimiques dans le corps. Faut-il en déduire que tous les organismes possèdent un minimum d'expérience subjective?

Chaque acte mis en branle et accompli - une parole, un mouvement, une grimace, un sourire, un verre de vin, un pas de danse - influence notre ressenti, et vice-versa, tout ressenti - peine, amour, colère, curiosité ou simple acte sensoriel -influe le mouvement ou geste suivant dans un cycle sans fin. Pour l'interrompre, il faut faire une pause, respirer, méditer et prendre le recul. Il est juste de dire que chaque action colore notre ressenti. Après une discussion houleuse, je ressens une certaine frustration, colère ou déception, des émotions négatives qui assombrissent le reste de la journée à moins de pouvoir maîtriser ce flot de sentiments. Je me risque à dire que rien a de l'importance si ce n'est l'importance qu'on y attache. Tout dépend de la réceptivité de l'être.

Des fonctions motrices aux facultés sensorielles... des facultés sensorielles aux fonctions motrices. Les expériences que nous traversons nous laissent un goût à la bouche,  dictent nos actes futurs et façonnent notre devenir. Mais les plantes ne bougent pas...
 

Que faire de nos émotions primordiales ?

Du brouillard de l’esprit à l’expérience subjective … S'il est vrai que crabes, pieuvres et chiens connaissent à divers degrés une expérience subjective, on peut donc constater l’existence de ce trait à plusieurs reprises au cours de l'évolution de la vie. La conscience ne serait qu'une forme plus intégrée, cohérente et unifiée d'expérience subjective. Des formes simples et anciennes d'expérience subjective à la conscience...

Peut-être ce qui peut paraître encore plus déroutant pour nous, humains, est la brièveté de la vie des pieuvres. Deux années seulement. Est-il compréhensible qu'un être doué d'une intelligence si singulière et unique parmi les invertébrés puisse avoir une vie aussi courte ? Pourquoi alors être doté de cette intelligence ? Pourquoi être doté d'une conscience qui suppose de manière tragique la prescience chez la pieuvre de son évanescence ? Pourquoi  des potentialités gaspillées dans le grand ordre des choses ? Nous savons que la pieuvre a une capacité exceptionnelle d'apprendre et de s'adapter, mais à quoi bon investir dans cet apprentissage du monde s'il ne reste plus de temps pour mettre ces enseignements, ces leçons de la vie à profit ?

La pieuvre est pareille à un maître zen pour lequel seul le présent, le ici et maintenant, n'a de sens et mérite son attention.

Et pourquoi ne vit-elle pas plus longtemps ? Si les colibris qui reviennent chaque année butiner les plantes indigènes vivent dix ans, pourquoi  les pieuvres ne peuvent-elles pas vivre plus longtemps ? Il y a pourtant la pieuvre du tréfonds de l'océan pacifique (graneledone borreopacifica) qui couve ses œufs quatre années et demi et qui pourrait vivre, en déduit-on, 16 années environ parce que les températures froides du fond de l'océan ralentissent le vieillissement de son métabolisme. Une telle durée d'incubation a pour conséquence un état physique plus avancé et plus large à la naissance.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article